Dieter Birnbacher : La responsabilité envers les générations futures, PUF, collectif : Philosophie Morale, novembre 1994, édition originale 1988.

Dieter Birnbacher : La responsabilité envers les générations futures, PUF, collectif : Philosophie Morale, novembre 1994, édition originale 1988.

La prise de conscience des générations futures s’est développée à partir de 1972 avec la publication du Rapport du Club de Rome. Celui-ci démontrait, courbes économétriques à l’appui, qu’au rythme d’utilisation des ressources naturelles, la plupart d’entre elles seraient épuisées aux alentours de 2050. Ce n’est toutefois que vingt ans plus tard, lors de la conférence de Rio – le sommet planète terre – qu’une relative institutionnalisation de l’expression fut effective. Et depuis, les générations futures sont un peu devenues le noyau dur du militantisme écologique et souvent la base d’un grand nombre de lieux communs. Il est intéressant de constater que c’est à partir du moment où l’on a cessé de croire en l’avenir radieux que les générations futures ont fait leur apparition sociale et culturelle, mais toujours avec la même idée de sacrifice présent et de violence latente : « chaque idée fausse que nous traduisons en acte est un crime contre les générations futures » .

C’est avec la publication de l’ouvrage de Hans Jonas Le principe responsabilité paru en 1979 qui fut un considérable succès en Allemagne, qu’une première étude approfondie de nos relations aux générations futures prit date. Les Presses Universitaires de France nous permettent de découvrir un penseur majeur de l’écologie, pourtant totalement inconnu en France : Dieter Birnbacher. Professeur de philosophie à l’Université de Dortmund, celui-ci est très fortement influencé par la tradition utilitariste de John Stuart Mill à John Rawls. Il travaille depuis plus de quinze ans sur les sujets de l’éthique et de l’environnement. Un de ses premiers ouvrages, non traduit en France, s’intitule d’ailleurs : Ecologie et Ethique et date de 1980, c’est-à-dire bien avant que Luc Ferry n’introduise le débat en France.

La base essentielle du travail de D. Birnbacher est la suivante : comment fonder une éthique du futur autrement que sur de vaines déclarations d’intentions. Après avoir noté d’immenses problèmes de définition des générations futures et de son horizon temporel, trois obstacles apparaissent :

– la préférence temporelle, qui amène à sous-estimer le profit futur,
– la préférence de l’ego qui entraîne le fait que le coût et le profit qui concernent d’autres personnes nous touchent moins que ceux qui nous concernent personnellement,
– la distance morale qui implique que notre intérêt aux individus décroît avec la proximité.

L’actualité fournit régulièrement sa dose d’exemples. Nous sommes plus disposés à consacrer des ressources au sauvetage de la vie de victimes d’accidents lorsqu’elles nous sont connues qu’à la prévention d’accidents futurs qui feront autant, voire plus de victimes, mais que nous ne connaissons pas : la victime inconnue reste une abstraction.

Le second problème soulevé par l’auteur est celui des dommages irréversibles ou plus précisément du seuil à partir duquel on peut reconnaître ce dommage. L’auteur, après avoir remarqué les difficultés d’une approche économique du sujet, prend exemple de la disparition d’une espèce biologique, cas typique où toutes les générations futures en seront privées, et note là aussi que :

– certaines transformations biologiques peuvent être des bienfaits (éradication du virus de la lèpre par exemple),
– l’extinction d’une espèce n’est pas une véritable perte lorsque la totalité de ses fonctions sont reprises par d’autres espèces,
– la destruction d’une espèce ne rend pas plus difficile l’existence des êtres humains. L’auteur cite ici l’exemple de nombreuses espèces aujourd’hui disparues, dont nous ne savons rien.

Le problème se cristallise alors sur le concept de droit des générations futures. Peut-on accorder des droits aux individus futurs ?

Ici, également, l’auteur va à l’encontre des idées reçues en récusant totalement cette idée. En effet, pour attribuer à A un droit moral sur B, quatre conditions sont indispensables.

1. A existe,
2. A a des intérêts,
3. B a un devoir moral envers A,
4. A a le droit d’exiger de B qu’il remplisse son devoir moral.

Or, après un large commentaire de ces quatre conditions, l’auteur constate qu’elles ne peuvent être remplies et conclut au caractère impropre de l’approche juridique. « Faire dépendre la prévoyance envers l’avenir de telles valeurs reviendrait à établir une forme de dictature inter-générations, on ne peut prendre la responsabilité de faire souffrir les contemporains au nom d’une mise en péril abstraite et indéterminée des générations ultérieures ».

Le concept de générations futures est donc d’un emploi délicat. Toutes les grandes idéologies ont reposé sur l’idée de sacrifice présent au nom de l’avenir. Il faut, selon l’auteur, mettre en garde contre le despotisme de la morale et privilégier des notions de solidarité ou de sagesse plutôt que des approches juridiques.

Là où l’auteur convainc le moins, c’est lors de son passage à la pratique et notamment au débat sur les choix énergétiques. Ainsi, et l’on sent un certain poids idéologique sous-jacent, l’auteur expose qu’il est préférable d’avoir une prolifération de CO2 dans l’atmosphère avec ses dommages connus de hausse de niveau d’eau des océans ou de transformation de la végétation, parce que les générations futures pourront s’y adapter en pratiquant l’irrigation artificielle ou « en se lançant dans des mouvements migratoires de grande ampleur, comparables aux grandes invasions européennes ». Le risque suprême pour les générations futures est celui des déchets nucléaires. « En revanche, le risque qui découle dès aujourd’hui des déchets nucléaires est lui irréversible. Même s’il est possible que le stockage définitif des déchets radioactifs ne provoque jamais de dommages graves, on ne peut éliminer à long terme le risque d’occurrence d’un tel dommage ».

On le voit, la réflexion sur les générations futures reste tout à la fois complexe et embryonnaire et aboutit fréquemment à des positions teintées par des partis pris. Il est toutefois essentiel que le monde de l’entreprise s’y implique autrement que par la reprise du sempiternel logo « nous ne possédons pas la terre, nous l’empruntons à nos enfants ». Les individus futurs sont un objet d’obligation, en aucun cas de dévotion ou de vénération. C’est seulement ainsi qu’ « on peut s’attendre à ce qu’un travail efficace visant des objectifs liés à l’éthique du futur découle des loyautés intergénératives, plutôt que d’un pathos du futur abstrait, religieux ou quasi religieux ».