Printemps silencieux

En 1962, la parution d‘un livre fit l’effet d’une petite bombe. L’ouvrage Silent Spring de Rachel Carson est considéré comme le premier ouvrage majeur de la prise de conscience écologistedes ravages engendrés par le progrès technique. Pour Al Gore, le livre « est l’acte de naissance du mouvement écologiste. »

Rédigé par une biologiste qui avait écrit auparavant sur les océans, Printemps silencieux est contrairement aux précédents, un ouvrage de dénonciation et c’est en cela que son influence fut considérable.

500.000 exemplaires furent vendus, (deux millions aujourd’hui), d’importants débats furent engagés, le Président Kennedy l’évoqua.

50 ans après, la lecture se révèle passionnante. Le thème central est basé sur le danger des pesticides. L’ouvrage est particulièrement bien documenté, il met en avant les inconvénients sur la chaine alimentaire et au final sur l’homme, de l’utilisation des pesticides. L’auteur observe que les insectes ont une extraordinaire faculté d’adaptation et qu’il faut donc augmenter régulièrement la toxicité des pesticides ou en inventer de nouveaux pour atteindre les objectifs. Les effets sur l’air, sur le sol, sur l’eau sont pointés par l’auteur qui remarque que l’extrême spécialisation technique a fait que les industries chimiques voient les avantages de leur produit sans pouvoir déceler les désastres biologiques qui peuvent être induits.

Il est intéressant de noter l’attention prêtée à nos descendants 25 ans avant l’apparition du développement durable « Les générations à venir nous reprocheront probablement de ne pas nous être souciés davantage du sort futur du monde actuel. » Le principal accusé du livre est le DDT qui fut d’ailleurs interdit quelques années après.

Ce qui frappe dans l’ouvrage c’est l’extraordinaire précision, tout est parfaitement documenté et les références relatives à des données à l’échelle mondiale très nombreuses. Et dans le même temps, ce n’est pas qu’un livre de spécialiste, c’est un livre qui se veut dénonciateur et cela dans des termes parfois très forts. « Dans les circonstances présentes, notre sort n’est guère plus enviable que celui des invités de Borgia » (p. 176). Etonnant aussi de constater que nombre de problèmes actuellement évoqués, comme le ralentissement de la production de sperme lié à l’ingestion de substances chimiques ou l’accroissement de la mortalité des abeilles sont déjà détaillés dans cet ouvrage de 1962.

R. Carson note aussi le déséquilibre sur les financements des recherches et la disproportion entre les sommes accordées par les entreprises chimiques aux recherches sur les insecticides et celles accordées aux recherches en biologie, ce qui, selon elle, « explique aussi pourquoi, contre toute attente, certains entomologistes, et parmi les plus gradés, se font les avocats des méthodes chimiques » (p. 236).

Si l’enquête est toujours précise, la tonalité est parfois apocalyptique, et l’auteur évoque parfois un monde sans vie qui commencerait par la destruction des insectes, et parfois un peu trop binaire dénonçant « les artisans de l’offensive chimique qui abordent leur travail sans aucune largeur de vue, sans le respect dû aux forces puissantes avec lesquelles ils prétendent jouer ».

Après sa parution, les inconvénients des pesticides furent mis en débat et le DDT fut interdit. Toutefois, et comme le fait remarquer Al Gore dans sa préface, cela n’empêcha pas la production de pesticides de doubler. Rachel Carson, qui décéda d’un cancer deux années plus tard, fuit suivie d’autres lanceurs d’alerte comme Barry Commoner aux Etats-Unis ou Jean Dorst en France qui fit paraître en 1965 Avant que nature ne meure.

La lecture d’un tel ouvrage, 50 ans après sa parution, est passionnante. D’abord on se dit que beaucoup de constats réalisés en 1962 restent valables et que beaucoup de temps a été perdu. Dans le même temps, on peut en sortir optimiste puisqu’un combat contre le DDT a été couronné de succès et qu’un individu isolé peut faire plier les plus puissants lobbyistes pour autant que l’argumentation soit bien étayée. Le livre, enfin, est intéressant sous l’angle des controverses scientifiques et notamment du réchauffement climatique. Dans l’ouvrage Les marchands de doute, sorti en version française le 14 février, Naomi Oreskes et Erik Conway consacrent un chapitre à l’ouvrage de R. Carson pour montrer comment des dizaines d’années après, certains lobbys industriels utilisent l’argument du désastre humanitaire provoqué par les famines occasionnées dans les pays en voie de développement par l’interdiction du DDT pour freiner de nouvelles régulations. Pointant des approximations, un propos excessif et les conséquences induites, les lobbys climato-sceptiques font de cet ouvrage un élément de leur discours visant à ne pas renforcer les contraintes apportées à la vie économique. 50 ans après, le livre dérange toujours.

Rachel Carson, Printemps silencieux, avec une introduction d’Al Gore, éditions Wildproject, 2011. Le livre original est paru aux Etats-Unis en 1962, il fut l’objet d’une traduction française chez Plon en 1963.