Opinion, Entreprise et développement durable

Entreprises, opinions publiques et développement durable

Actes du colloque organisé par l’IRIS au printemps 2010.

5 janvier

Thierry LIBAERT, Professeur en sciences de l’information et de la communication, Université catholique de Louvain et Institut d’études politiques de Paris

 Quelques idées sur « Opinion publique et entreprises », et peut-être davantage sous l’angle de la communication qui est mon domaine de recherche.

Premièrement, sur le constat sur lequel nous sommes tous d’accord, nous assistons, depuis une dizaine d’années, à une montée en puissance de la sensibilité écologique de l’opinion publique sur le thème de l’environnement, avec une caractéristique française qui est une forte sensibilité notamment sur la catégorie des personnes qui se déclarent très préoccupées. Ce qui est intéressant en fait quand on travaille sur l’opinion publique, ce ne sont pas tellement les éléments de réponse favorables ou opposés, mais ce sont les questions clivantes, c’est-à-dire les « très préoccupées » ou « pas du tout ». Et la proportion française des personnes qui se disent très préoccupées est l’une des plus importantes en Europe. Donc il s’agit là d’un phénomène de montée en puissance forte.

Deuxièmement, la préoccupation a évolué sur les thèmes environnementaux. Depuis quasiment une quinzaine d’années, et jusqu’aux années 2005-2006, les deux thèmes prioritaires dans la préoccupation écologique européenne étaient les thèmes de l’air et de la qualité de l’eau. On considérait que c’étaient les thèmes par lesquels chaque individu se sentait directement concerné, parce que cela concernait son intégrité. Le thème du réchauffement climatique est apparu en 2007/2008 comme la première préoccupation, et cela à l’échelle européenne. Quand on regarde l’eurobaromètre, qui sert de référence aux 27 pays de l’Union européenne sur la sensibilité écologique, entre autres, le réchauffement climatique est la deuxième préoccupation devant les problématiques de faim dans le monde, de pauvreté, et devant la crise économique (selon une enquête faite en novembre 2007). Ce qui est intéressant en terme géopolitique, c’est de voir que les anciens réflexes que l’on pouvait avoir en terme d’explication en fonction des cultures anglo-saxonnes ou latines, plutôt les pays du Nord contre les pays du Sud, cela ne fonctionne pas. On a une sensibilité plus forte dans les pays du Nord, notamment au Danemark, mais on trouve aussi des anciens pays de l’Est comme la Slovénie. C’est une grille intéressante qui permet de décrypter en termes de géopolitique des controverses entre Etats. On voit notamment que des pays qui étaient peut-être plus réticents à Copenhague, comme la Pologne, l’Italie ou l’Espagne, sont aussi des pays dans lesquels l’inquiétude sur le réchauffement climatique est assez basse. Une clé d’explication réside peut-être davantage dans l’opinion publique que dans l’Etat, et c’est par elle que l’on peut expliquer des comportements sur des négociations internationales.

Troisième point intéressant : s’il y a une chose qui est assez ahurissante quand on regarde l’ensemble des sondages et des études réalisées, et il y en a beaucoup à l’échelle internationale, c’est qu’il y a une formidable envie d’agir. Sur la quasi totalité des thèmes, il y a dans le déclaratif une envie d’agir, avec un plébiscite total sur le tri des déchets, mais autrement, les gens disent être prêts à tout pour l’environnement. C’est peut-être aussi un élan de valorisation psychologique. Le seul point sur lequel il y a une réticence concerne le domaine fiscal, et on le voit avec la taxe carbone. Mais il faut vraisemblablement l’interpréter davantage comme une méfiance envers l’Etat, plutôt que comme un problème environnemental en tant que tel. Derrière ce déclaratif très important, il y a tout de même une formidable ambiguïté. Lorsque l’on décrypte entre les lignes les études qui sont faites sur l’environnement, les gens disent que « l’environnement c’est grave, mais près de chez moi ça va ! ». C’est-à-dire que plus on élargit le ressort territorial de référence, plus l’inquiétude croît. Globalement, dans ma région ça va, dans mon pays c’est moyen, en Europe c’est très mitigé et dans le monde, c’est la catastrophe. Dans le même temps, au niveau temporel, plus l’échelon s’accroît et plus l’inquiétude augmente. C’est-à-dire que maintenant ça va, les problèmes de l’environnement c’est 2050. C’est-à-dire que ça concerne les générations futures. La problématique environnementale n’est pas une problématique d’auto responsabilité. Ce sont les entreprises qui sont responsables de l’environnement. Et ensuite, ce sont les politiques, puis les consommateurs, même si chacun a toujours l’impression d’être un bon éco-citoyen. C’est ce qui explique que beaucoup de campagnes de sensibilisation nous concernent assez peu, car chacun a l’impression d’être un bon éco-citoyen, tout comme pour la sécurité routière où chacun a l’impression d’être un bon conducteur. Donc les individus trouvent les campagnes intéressantes, mais ne s’identifient pas. Le choix des mots est très important dans ces problématiques d’opinion publique / entreprise, car selon les mots que nous employons, nous obtenons des résultats totalement différents. Nous sommes contre les éoliennes off-shore mais pour les éoliennes marines, alors que c’est la même chose. On trouve que le problème de l’érosion de la biodiversité est important mais sans plus. En revanche, la disparition des espèces végétales et animales est un réel problème. La menace climatique est considérée comme un grave problème, le dérèglement climatique est un problème qui peut être abordé. Il faut donc prendre de la distance par rapport à tout cela. Il faut considérer que l’environnement, contrairement à l’inflation, à l’emploi, à la sécurité, au logement et aux inégalités, est une préoccupation qui arrive de manière médiatisée. Ce que l’on sait de l’environnement correspond globalement à ce que l’on voit sur le naufrage de la plate-forme de BP ou des images de l’ouragan Katrina. C’est un événement qui touche par un relais médiatique. C’est donc important de travailler sur la construction médiatique de ces problématiques.

Pour expliquer davantage comment les opinions se forment sur ces thématiques, il y a la croyance en la science et le progrès technique. La France est un pays dans lequel la croyance dans le progrès technique est la plus faible, contrairement aux Etats-Unis où c’est l’inverse. On peut expliquer aux Etats-Unis la perception des problématiques de réchauffement climatique par une croyance dans la capacité du progrès technique à faire face aux problèmes futurs.

La question qui maintenant se pose, concerne les modalités de fonctionnement communicationnel de ce problème.
Premièrement, il faut considérer que l’entreprise est au cœur du sujet, car elle est clairement en position d’accusée. C’est une caractéristique de la France : la confiance dans le monde de l’entreprise est au plus bas depuis une dizaine d’années. Dans le même temps, la relation à la communication, et notamment à la publicité est au plus bas : 42% des Français sont opposés à la publicité contre 38% favorables. Le décalage est monté de 10 points en deux ans. Les Français disent quelque chose d’extrêmement fabuleux dans la relation entreprise / environnement / développement durable : on exige de l’entreprise qu’elle nous informe sur ce qu’elle peut faire au niveau environnemental. On a l’impression qu’elle nous le cache, qu’il n’y a pas de transparence. Dans le même temps, on prévient l’entreprise qu’on ne la croira pas sur tout ce qu’elle dira. C’est pour cela qu’un des thèmes majeurs de débat dans le Grenelle 2 est la problématique du green washing. Comment faire pour que les entreprises ne tombent pas dedans ? On observe que les entreprises qui parlent d’environnement sont celles qui ont un impact environnemental lourd, ce sont les secteurs d’activité qui ont l’impact environnemental le plus fort. Et ce sont précisément les entreprises ayant les tailles et les activités les plus impactantes sur l’environnement, qui ont généralement le discours le plus positif. Donc on a forcément une interrogation sur ce décalage entre les entreprises ayant l’impact le plus important par rapport à la perception d’un discours environnemental laudatif. Globalement, il y a un décalage fabuleux entre des entreprises qui ont un discours très positif par rapport à la perception contrastée d’une réalité de leurs actions.

Plus le secteur industriel (énergie et chimie notamment) est impactant, et plus les entreprises communiquent. Dans ces secteurs-là, plus les tailles sont importantes et plus la communication est importante. Ce qui est fabuleux dans ces cas-là, c’est de voir le décalage entre l’idée même du développement durable qui est basé sur l’interaction, le dialogue et l’échange, et la réalité d’une communication qui se fait beaucoup sur l’image. Lorsque les entreprises communiquent sur l’environnement, elles le font dans une perspective réputationnelle. Par exemple, allez sur des sites internet : les rubriques des sites dans lesquels on peut poser des questions et interagir avec les entreprises, vous en trouverez très peu sur les rubriques développement durable, et beaucoup sur les rubriques financières. Cela donne une idée de la prédominance d’une communication très valorisante d’une entreprise mettant en scène le développement durable pour sa réputation. Mais en observant les résultats, on voit que le développement durable a un impact très réduit sur l’image des entreprises. Quand on regarde les grandes entreprises dans le haut de classement des palmarès de réputation, très peu ont travaillé sur l’axe environnemental. On a plutôt l’impression que les entreprises sur lesquelles on peut avoir une bonne perception environnementale sont le résultat d’entreprises qui ont conçu une image globale. Mais à l’inverse, les entreprises qui ont beaucoup travaillé sur leur image environnementale ont rarement une image globale forte.

Pour conclure, l’image « développement durable », contrairement à ce que l’on pense, ne protège pas du tout des crises. On entend souvent dire que plus on a une bonne image environnementale et plus on pourra surmonter les crises. Mais en réalité, c’est l’inverse. On a oublié la problématique de la méfiance. On le voit en cette période avec le cas de la plate-forme pétrolière de BP, lorsque l’on teste des situations de crise, qu’on essaye de les reproduire en laboratoire, on constate que les entreprises qui ont beaucoup communiqué peuvent induire l’idée de tromperie, lorsqu’elles sont en crise. Il y a un effet de déception qui apparaît. L’image de développement durable, non seulement ne protège pas des crises, mais peut introduire un effet boomerang. Les entreprises doivent donc être relativement prudentes dans leur communication environnementale, car en période de crise cette communication peut se retourner contre elles.

Le développement durable a peut-être fait partie de ces notions « faciles », car nous sommes dans des sociétés où il y a perte des disciplines et des publics en communication. Aujourd’hui, le développement durable fait partie de ces thèmes de communication qui sont devenus le plus petit dénominateur commun de toutes les communications de l’entreprise. A partir du moment où il y a différents types de publics, souvent interconnectés, il faut que l’entreprise trouve des thèmes acceptables par l’ensemble de ces publics, et il n’y en a pas énormément. Le développement durable fait partie de ces thèmes qui ont cette image consensuelle, c’est-à-dire dans lequel tous les publics de l’entreprise peuvent se retrouver. Mais l’inconvénient, c’est que cela donne une image de discours un peu lissé, qui ne repose pas toujours sur des engagements vérifiables, et qui, au lieu d’être cet élément de solution, peut au contraire être un élément du problème.

Qui sommes nous ?

L’IRIS – Institut de relations internationales et stratégiques, centre de recherche en relations internationales, a créé son site d’informations « affaires-strategiques.info ».

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