Total, leçons de la crise de l’Erika

Alors que la cours de cassation vient de clore la procèdure relative au naufrage de l’Erika, voici l’article que j’avais publié le 10 décembre 2003 dans le journal « Les Echos ». Pour l’essentiel, je ne modifierais pas grand chose à ce jugement sur une communication de crise plutôt bancale.

Le 12 décembre 1999, un navire pétrolier affrété par le groupe Total Fina Elf s’échoue au large de la Bretagne. Quatre années plus tard, alors que le groupe Total reste désormais ancré au plus bas des palmarès d’image d’entreprise, il nous a semblé intéressant d’analyser cette crise au regard des principes de la communication de crise.

I – Le rôle majeur d’Internet

L’affaire de l’Erika prouva pour la première fois son rôle amplificateur à grande échelle. Internet fut utilisé dans le cadre de la mobilisation et en quelques jours la première entreprise française perdit la bataille du web. Ces premiers mouvements préfigurèrent l’émergence d’une nouvelle contestation que l’on retrouva ultérieurement avec les affaires Danone ou Esso. Les marques tentèrent de sauvegarder juridiquement le droit à l’image et d’empêcher les détournements mais vainement à ce jour.

II – La compassion

S’il est nécessaire d’éviter les conclusions hâtives d’une expérience toujours unique dans son déroulement, il reste important de mettre en lumière la dynamique de crise de l’Erika comparativement à celle du Ievoli Sun quelques mois plus tard. Shell, affréteur du Ievoli Sun assuma immédiatement sa responsabilité, le discours fut emphatique et des engagements furent aussitôt annoncés. Toute chose égale par ailleurs, la mémoire collective a oublié l’affaire Shell, le tribunal de l’opinion a lourdement condamné Total pour défaut de compassion.

III – La sidération
Un danger majeur pour les entreprises est de ne pouvoir détecter l’entrée en crise. Total a vécu en 1999 une de ses années les plus glorieuses, elle devient la première entreprise française par le chiffre d’affaires et son président est désigné, manager de l’année. Tout lui réussit . Et lorsqu’un naufrage survient, l’information qu’il s’agit là d’un risque majeur n’est pas perçue. La perception de la puissance a trop réduit la vigilance.

IV – Le rapport de forces internes
Il ne saurait y avoir de bonne communication de crise sans une reconnaissance préalable de l’importance de la communication dans l’entreprise. Le contexte de l’OPA de l’année 99 a conduit à la montée en puissance des services juridiques et financiers. La communication de crise s’insère dans la communication globale, faute d’intégration de cette dernière au cœur du management, elle restera une discipline de spécialistes sans effet opérationnel.

V – Le pire est à venir

Les responsables de Total le reconnurent immédiatement après la crise, s’il y a une recommandation à donner, elle concernerait la nécessité en période de crise d’imaginer le pire, et donc de s’y préparer. Parmi les multiples informations reçues, les membres de la cellule de crise tendent tout naturellement à se raccrocher aux plus rassurantes, à refouler les informations apparaissant les plus pessimistes.

VI – Le bouc émissaire

Total était un parfait bouc émissaire. Peu importe que le navire batte pavillon maltais pour un armateur italien, la cargaison était destinée à un groupe français. Comparé au naufrage du Prestige, il était également clairement identifié. Une entreprise importante, emblématique, rapidement reconnue sur laquelle il est possible d’agir puisque nationale : tous les ingrédients d’une crise majeure étaient réunis.

VII – Le traitement médiatique

Le groupe Total a dû gérer des relations presse particulièrement critiques. Il reste la perception d’un groupe déclarant « nous ne sommes pas juridiquement responsables » et un président « je suis prêt à donner une journée de mon salaire à titre d’indemnités ». Déconnectée du contexte, toute prise de parole est déformée par la mise en exergue de citations provocatrices visant à accentuer la mise en scène d’une pièce où le bien et le mal sont clairement désignés.

VIII – La durée de la crise

Si la phase aigüe de la crise est souvent courte, de l’ordre d’une semaine, ses effets peuvent être durables : arrivée régulière des nappes de pétrole, opérations de pompage, rebondissements juridiques, mémoire du web,.. et chaque nouveau naufrage sera l’occasion de ressortir l’affaire de l’Erika en comparaison du nouveau drame. La crise peut être longue dans ses conséquences , il importe de ne jamais négliger cet élément de durée.

IX – La perception des enjeux

A la suite de l’Erika, Total devient le groupe français porteur de l’image grand public la plus défavorable. Et alors ?

Dans le même temps, le cours le plus élevé de l’année 1999 de l’action Total est atteint (136 euros) une semaine après le naufrage. Total, malgré les nombreux appels au boycott, n’a pas perdu 0,1 % de ses parts de marché. Le groupe a dégagé son plus fort bénéfice en 2000, le plus élevé jamais atteint par une entreprise française.

L’important en ce domaine repose seulement sur la recommandation d’analyser une crise en fonction des réels enjeux de l’entreprise, et non uniquement en fonction du traitement médiatique et des baromètres de l’opinion publique.

X – Les exercices de crise

Total possède une des directions de la communication les plus remarquables, on peut supposer que, dans la panoplie des exercices de crise pratiqués, le scénario de communication du naufrage d’un navire serait rodé.

Le problème est que la majorité des exercices s’effectuent entre experts et communicants en l’absence du top management. Bien évidemment, si la crise est réelle, de nouveaux paramètres surgissent avec la présence du responsable de l’entreprise. La gestion de la crise doit s’opérer de manière légère et flexible, elle doit reposer sur une culture partagée du risque. Toute approche trop procédurale risque de l’entraver durablement.